L’orchestre Guillerme de Morlaix
La presse régionale de la première moitié du XIXe siècle peut nous fournir de précieux renseignements sur l'évolution de la musique instrumentale en Bretagne, en voici un exemple. Carte









Feuille d'annonces de Morlaix 1

Feuille d'annonces de Morlaix 2
Feuille d'annonces de Morlaix
L'article, de la presse morlaisienne de 1845, que je reproduis ci-dessous, est un document déjà publié. Il a d'abord été repris par Ogès pour un article du Télégramme de 1954 et en 1996 dans le Musique Bretonne des éditions ArMen.
De la musique à Morlaix.
Pour les danses des pardons (assemblées patronales) on ne connaissait dans l'arrondissement de Morlaix, il y a 20 ou 25 ans, en fait d'instruments, que le biniou, la musette, la vielle et le tambourin. Au chef, lieu, lorsqu'il s'agissait de célébrer par une aubade une fête de corps d'état, on avait encore recours, faute de mieux, à ces instruments nationaux, si l'on veut, mais fort criards et fort étourdissants. Cependant, un de ces musiciens rustiques [*] demeurant à quelques centaines de pas de Morlaix, ayant eu occasion de juger de l'effet que produisait quelques instrument, prit des leçons de clarinette d'un professeur, et un an ou deux après, il se trouva assez instruit pour faire danser la gavotte, le passe-pied et le jabadao. Ce fut une véritable révolution. La clarinette triompha, et le sac du biniou ne se gonfla plus qu'à de rare intervalles. L'impulsion était donnée; d'autres ménétriers se mirent à jouer de la clarinette; il fallait les devancer. L'aîné des fils du musicien reçut des leçons de clarinette de son père qui reprit la vielle, et le plus jeune fut accolé à une boite de sapin, orné de trois ficelles bien solides; sa main fut armée en guise d'archet d'un morceau de bois dentelé artistement; et il reçut mission de faire l'accompagnement. Ce fut un nouveau triomphe à enregistrer. Cela alla bien ainsi quelques temps; mais il fut reconnu que les concurrents pouvaient se fabriquer un instrument à peu près semblable, en se procurant la première caisse à savon venue et en achetant pour deux ou trois sous de ficelle. On prit donc encore des leçons, et bientôt la longue boite de sapin fut remplacée par un ophicléide; puis quelques musiciens gagistes ou amateurs étant venus augmenter la société, des bals de nôces et de corps d'état eurent enfin un joli orchestre. Une nouvelle salle de danse s'éleva à une autre extrémité de la ville, et là encore se fit entendre une musique vive et légère. Au lieu des aubades données par un biniou, un tambourin et une musette aux sons aigres et discordants, quelques musiciens munis d'une flûte, d'une ou deux clarinettes, d'un ophicléide, d'un cor et d'un cornet à piston, donnent maintenant des sérénades d'autant agréables, que les morceaux sont bien choisis et que la nuit leur prête un charme indéfinissable […][1].
[*] rajout sous le texte au crayon : "nommé Guillerme qui peu à près a tenu une salle de danse à Morlaix".
Cet article bien que non signé est probablement d'Alexandre Lédan (1777-1855), auteur, imprimeur et diffuseur de nombreux écrits en langue bretonne. La petite note manuscrite qui nous donne le nom du musicien "Guillerme" semble être elle de son fils François-Marie (1809-1881) qui reprend les activités de son père. Les Lédan sont une ancienne famille de Morlaix connaissant donc bien la vie de leur commune, ce qui ne fait que renforcer la véracité de cette description. Cet article très précis, nous fournit d'importants renseignements sur les instruments et l'évolution des modes musicales de la ville et de la région. Si l'on en croit l'auteur, dans les années 1820-25, les "musiciens rustiques" de la région de Morlaix utilisent "le biniou, la musette, la vielle et le tambourin". Il confirme un texte écrit par Boucher de Pertes (1788-1868), de 1831, où l'on trouve déjà cet ensemble :
[…] l'orchestre est un bignou ou bigniou (cornemuse), une bombarde, espèce de hautbois, un tambourin ; quelque fois on y ajoute une vielle [2].
On retrouve cette orchestration à plusieurs reprises en Trégor tout au long du XIXe siècle, jusqu'en 1895 où un trio vielle, biniou et tambour participe au célèbre concours de sonneurs de Brest.
Les deux termes "biniou" et "musette" posent un problème d'interprétation. Si le mot «biniou» désigne très souvent à cette époque le couple bombarde plus biniou, il est aussi quelquefois donné à la bombarde. Notons qu'en breton, il désigne aussi le couple, alors que le mot bombarde n'a lui pas d'équivalent en breton. Le terme « musette » apparaît souvent, beaucoup plus fréquemment que « cornemuse », que signifie-t-il ? Plus loin dans le texte l'auteur revient sur ces instruments en ajoutant "aux sons aigres et discordants". On a donc bien ici la caractéristique musicale souvent reprise à cette époque du couple (biniou et bombarde), voir trio si l'on y ajoute le tambourin. Cette confusion dans la nomination des instruments s'explique par le fait que le mot biniou est un terme breton sans traduction en français. On voit donc bien la difficulté, pour un journaliste, qui cherche à s'adresser à un lectorat francophone, de nommer précisément ces instruments.
Avec ce texte de nombreuses possibilités de recherches sont ouvertes d'où était ce Guillerme et ses enfants, de Morlaix même ou de la région ? Quel était sa profession, était-il un musicien professionnel ?
Grâce à cet article nous pouvons dater précisément l'arrivée de la clarinette, comme instrument populaire dans les années 1820-25, avec l'animation des noces de la région. On apprend aussi que c'est tout simplement en prenant des cours de musique que ce Guillerme s'initie à ce nouvel instrument.
L'orchestre qui nous est décrit est original dans sa composition : une vielle, une clarinette et un instrument artisanal qui selon la description qui en est faite devait faire office de basse (sorte de contre-basse). La "caisse à savon" est remplacée ensuite par un ophicléide qui est lui un instrument à vent avec un son grave très impressionnant, et qui garde ici le même rôle de basse. On a l'impression d'assister, avec l'évolution de cette orchestration, à la transformation d'une musique « rustique » de campagne, en une musique « bourgeoise » de ville, qu'en était-il véritablement ? On remarque que c'est ce Guillerme ancien joueur de vielle, que l'on qualifierait aujourd'hui de sonneur, devenu joueur de clarinette qui est le meneur de cette transformation.
En conclusion, ce texte nous montre que l'orchestration bretonne n'est pas figée dans cette première moitié du XIXe siècle. Si le couple biniou plus bombarde est largement connu il n'est pas le seul type de musique pratiqué. La nouveauté se développe très rapidement à partir de petits centres urbains, comme Morlaix.
Christian Morvan.
[1] Feuille d’Annonces de Morlaix, 19 juillet 1845.
[2] Boucher de Pertes, Chants armoricains ou souvenirs de Basse-Bretagne, Paris, Treuttel et Wurtz, 1831, pp. 187-188.


Musique Bretonne n° 186, Septembre 2004, pp. 44-45.

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